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Chroniques
Arnold Schönberg
Moses und Aron | Moïse et Aaron
En mars 1926, comme nous l’apprend un courrier adressé à Anton von Webern, l’ultime opéra de Schönberg (1874-1951) n’est encore qu’une ébauche de cantate intitulée Moses am brennenden Dornbusch (Moïse face au Buisson ardent). Détourné de ce travail par Der biblische Weg (1927), drame manuscrit où émerge l’idée d’un état juif bâti en terre africaine, et par Von Heute auf Morgen (1930) [lire notre critique du DVD], il achève le premier acte en juillet 1931, puis le deuxième en mars 1932. Schönberg estime alors que trois mois suffiront pour clore l’ouvrage. Mais une question irrésolue – l’ascendance de l’un ou l’autre frère – conduit à plusieurs versions du livret et à un retard qui serait fatal à l’aboutissement du projet. En 1950, bien que malade, l’exilé est encore sensible à la proposition de finir, soumise par le chef Hermann Scherchen. Ce dernier joue Danse du Veau d’or à Darmstadt, le 2 juillet 1951, moins de quinze jours avant la mort de son auteur. Le temps de la création arrive quelques années plus tard, d’abord au concert (Hambourg, 1954), puis sur scène (Zurich, 1957).
Deux hommes, deux conceptions de la représentation de l’invisible. D’un côté Moses, idéaliste soucieux de ses lacunes (« je peux penser, mais non parler »), qui sait que la loi guide les hommes avec raison quand les images mènent à la débauche. De l’autre Aron, pragmatique qui adapte le message divin pour un peuple infantile (« à vous, il faut des dieux d’une substance actuelle et quotidienne »). Dans cette production franco-espagnole et hyper-esthétique filmée à Paris à l’automne 2015, Romeo Castellucci clarifie le livret à l’aide d’un symbolisme blanc/noir, d’une actualisation discrète surtout liée aux miracles. On aime l’idée de la parole divine conservée grâce à la magie de la bande magnétique – les deux bobines pouvant rappeler, à toute une génération fascinée par The ten commandements (Cecil B. DeMille, 1955), les tablettes tenues par un Charlton Heston pas encore diabolisé par Michael Moore. À l’époque, notre collègue fit du spectacle une analyse plus politique que celle-ci [lire notre chronique du 20 octobre 2015].
Thomas Johannes Mayer et John Graham-Hall se chargent des rôles-titres. Le premier est un baryton-basse ample et stable, à l’articulation soignée ; le second un ténor vaillant, aux suraigus délicats. Le reste de la distribution est moins sollicité mais tout aussi efficace : expressive Julie Davies (Jeune femme), Catherine Wyn-Rogers impeccable (Malade), Christopher Purves charismatique (Ephraimit), vaillant Michael Pflumm (Jeune homme nu), Chae Wook Lim (Homme), Ralf Lukas (Prêtre), sans oublier Nicky Spence, ténor particulièrement vif et clair – découvert dans des mélodies de Buxton Orr [lire notre critique du CD].
Attaché à rendre la netteté des accords dodécaphoniques, Philippe Jordan annonce : « je suis convaincu qu’il faut de la sensualité mahlérienne ou straussienne, une forme d’expression romantique, pour s’attaquer à Moses und Aron. [...] Pour moi, Schönberg est à la fois un impressionniste et un expressionniste, et non un compositeur analytique, froid » (in brochure de salle, Opéra national de Paris). À la tête de son orchestre – et des Chœurs préparés avec brio par José Luis Basso –, le chef offre effectivement une lecture alerte et souple, tendre et nuancée qui fait traverser l’Eden plutôt que le désert.
LB